Dossier spécial 003 DES RÉGIONS Aujourd'hui: MACRONORTE face à la pandémie.

por Soporte

 

Alerte dans le département d’Amazonas, Colombie : menace imminente de
la pandémie de Covid-19 pour les peuples autochtones

Version française par Alice Beriot

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Leticia, le 10 mai 2019

Il y a de cela plus d’un mois, le médecin traditionnel William Yukuna, maloquero¹ du cabildo² autochtone urbain de Leticia CAPIUL, s’est adressé à l’esprit de la maladie³ que constitue le coronavirus, avec un rituel de guérison de l’univers. Il a terminé la cérémonie par un avertissement sur les conséquences potentielles de cette pandémie dans le département d’Amazonas.

Ce rituel s’est déroulé une semaine avant la déclaration des Nations Unies confirmant la grave menace que constitue la pandémie de Covid-19 pour la santé des peuples autochtones. L’organisation internationale a demandé aux États membres et à la communauté internationale d’intégrer les nécessités et priorités spécifiques à ces populations à la lutte contre l’épidémie mondiale.

Au cours du rituel, William Yukuna a identifié le point d’entrée de la maladie dans Leticia, capitale du département d’Amazonas située à la triple frontière entre Colombie, Brésil et Pérou. Comme il l’avait prédit, le 8 avril 2020, la ville brésilienne de Tabatinga a confirmé le premier cas de Covid-19, sans bénéficier de l’attention requise de la part du chef de l’État, qui persiste à sous-estimer la pandémie. Neuf jours plus tard, la pandémie a atteint Leticia, ville contiguë à
Tabatinga. Dès lors, la crise hospitalière s’est aggravée. Au 10 mai, les deux villes signalaient respectivement 311 et 510 cas confirmés. Au total, plus de 1340 cas certains ont été recensés dans cette zone de triple frontière, et on dénombre plus de 840 cas probables de Covid-19 supplémentaires pour la seule ville de Leticia.

Les projections du recensement national DANE⁴ pour l’année 2020 (sur la base de données de 2018) indique que le département d’Amazonas compte 79 020 habitants. Près de 57,7 % de la population s’identifient comme appartenant à l’un des 26 peuples autochtones qui vivent sur ce territoire, répartis aussi bien dans les centres urbains que dans des communautés rurales éparses. Cette institution estime que la ville de Leticia compte 49 737 habitants et que 29,2 % d’entre eux

vivent au sein de communautés rurales, majoritairement autochtones. La municipalité principalement autochtone de Puerto Nariño compte elle 10 329 personnes. D’après le dernier rapport du Secrétariat de la Santé du département d’Amazonas, la capitale amazonienne concentre aujourd’hui 96,7 % des cas de Covid-19 confirmés, 108 d’entre eux étant autochtones. Les 3,3 % restants correspondent aux 15 habitants de 4 communautés autochtones. Enfin, le
rapport confirme que, à ce jour, le virus menace de mettre à fin aux jours de 123 patients autochtones du département ; par ailleurs, il convient de considérer les cas suspects et restant à identifier.

Bien que les deux derniers rapports portant sur le Covid-19 du Secrétariat de la Santé du département d’Amazonas mettent en avant les chiffres portant sur les cas confirmés au sein des populations autochtones, en zones rurales ou urbaines, il reste à déterminer à quels peuples ces personnes appartiennent, le nombre de décès et de cas suspects, ainsi que le quartier ou l’organisation auxquels appartiennent les personnes contaminées lorsqu’il s’agit de zones
urbaines. Plus de 8 000 autochtones vivent dans la seule ville de Leticia. En conséquence, l’absence d’informations statistiques sur les cas de contagion au sein des populations autochtones peut entraîner la prise de décisions inadaptées et nuire à l’efficacité du protocole conçu pour protéger la santé des peuples autochtones du département. Par ailleurs, cette faille peut limiter la capacité des AATI⁵ et cabildos à gérer les informations clés et, par conséquent, à répondre à cette situation d’urgence.

À ce jour, il semblerait que la pandémie n’ait pas atteint les autres territoires autochtones de l’Amazonie colombienne. Toutefois, il existe un risque latent de contagion dans les zones frontalières avec le Brésil et le Pérou, bien que les frontières soient théoriquement fermées depuis le 17 mars. En effet, les relations familiales, sociales et économiques reliant les villages de chaque côté des frontières persistent en dépit de la quarantaine, appliquée depuis plus d’un mois
en Colombie. Malheureusement, les autorités de Leticia et de Tabatinga ne sont pas parvenues à contenir l’expansion du Covid-19 dans cette agglomération binationale, faute de politiques transfrontalières et de mesures préventives coordonnées. Il en a résulté une multiplication rapide des cas de contagion, entraînant la saturation des capacités des centres de santé de la zone. 

De manière ironique, le Covid- 19 a rendu visible ces failles sociales, économiques, politiques et culturelles, auxquelles l’État colombien a renoncé à remédier depuis de nombreuses années et qui ont un impact direct sur la vie des populations autochtones. Le paradigme consistant à voir des conditions homogènes, sans distinction des spécificités culturelles et sociales, a entraîné des conséquences considérables sur la vie communautaire de ces peuples. Quiconque a séjourné au sein de ces communautés, y compris à Leticia, sait que de nombreuses activités traditionnelles se déroulent dans des espaces aux dimensions réduites. Outre les lieux de partage de savoir que sont les malocas ou les mambeaderos⁶, on trouve les habitations (pluri-)familiales et comités communautaires. Partout, se transmettent de main en main la nourriture, la poudre de coca, l’ámbil⁷, la caguana⁸, entre autres éléments. Toutes ces activités font partie intégrante de l’univers culturel des peuples autochtones.

Au regard de ce qui vient d’être énoncé, les mesures de contention du virus s’avèrent inefficientes. Nous ne pouvons attendre des populations autochtones qu’elles modifient leurs habitudes culturelles et sociales du jour au lendemain. Et encore moins qu’elles cessent de sortir pour subvenir aux besoins quotidiens de leurs familles. En dépit des objectifs de la quarantaine, cette situation a perduré en ces temps de pandémie, en grande partie faute d’une attention suffisante de la part du gouvernement colombien, et d’un véritable engagement de sa part à améliorer les conditions de vie des populations à faible revenu, marginalisées et de ce fait plus vulnérables.

Le premier cas de Covid-19 à Leticia a mis en lumière la crise subie depuis des années par l’Hôpital San Rafael, unique centre de santé publique non seulement de la ville, mais également du département. Une situation qui a permis au virus, en moins d’un mois, de mettre fin à la vie de 23 personnes, et potentiellement de 28 autres dans les jours à venir (correspondant au nombre de cas suspects). Certaines d’entre elles n’ont pu recevoir aucune assistance de la part d’un professionnel de santé et, en dépit de l’urgence, être transportées à Bogotá, capitale de la Colombie. Ces pertes humaines, le rythme rapide de la contagion, l’effondrement des systèmes de santé dans la zone de triple frontière et les obstacles que rencontrent les populations amazoniennes pour observer rigoureusement la quarantaine ont entraîné la situation d’urgence absolue que connaît aujourd’hui le département d’Amazonas.

Lancé il y a quelques jours, l’appel SOS Amazonas a incité le gouvernement national à intervenir à l’hôpital de Leticia, incapable d’offrir les capacités minimales requises pour accueillir les malades du Covid-19 ou souffrant de toute autre pathologie. Néanmoins, la municipalité de Puerto Nariño et les zones rurales affichent des conditions encore plus défavorables pour lutter contre le Covid-19 que celles de Leticia. Les distances considérables entre les villages
autochtones et les principaux centres urbains limitent terriblement les possibilités d’accès aux soins. Par conséquent, sans mesures immédiates, coordonnées, transfrontalières et adaptées aux réalités de cette région, les communautés autochtones situées de part et d’autres des frontières nationales amazoniennes et dans les resguardos⁹ connaîtront un sort pire encore que dans la capitale.

Un cri d’alerte

Face à la situation d’urgence que connaît aujourd’hui la ville de Leticia, nous, membres de l’association Tejiendo Amazonas – Tejama, envoyons un cri d’alerte et dénonçons la menace imminente que constitue le Covid-19 pour la santé des peuples autochtones qui vivent dans les zones urbaines et rurales de l’Amazonie. En tant qu’habitants de ce territoire, nous nous unissons à l’avertissement de William Yukuna et autres autorités traditionnelles du département d’Amazonas : il est impératif de prendre des mesures immédiates et différenciées, propres à garantir la protection et la survie des peuples autochtones et, par conséquent, de leurs territoires.

Par le présent communiqué, nous nous adressons au gouvernement national et local pour qu’il remédie immédiatement à la crise et évite un nouvel ethnocide des peuples autochtones de l’Amazonie colombienne. Nous demandons aux entités gouvernementales colombiennes, brésiliennes et péruviennes un véritable engagement coordonné avec les associations, cabildos et organisations de la société civile, publiques comme privées. Nous en appelons également à la communauté et aux organismes internationaux, de manière à recevoir, par le biais d’initiatives de coopération technique, scientifique et financière, une aide face au sombre tableau que dessinent les conséquences du Covid-19 dans notre région, et notamment pour les peuples autochtones.

Il est indéniable que remédier à cette situation requiert des efforts considérables et des mesures de mitigation de caractère interculturel, adaptées aux réalités de cette partie du pays. C’est pourquoi nous insistons sur le fait que les institutions gouvernementales doivent impérativement mettre en place des stratégies de communication et d’accès aux soins différenciées en faveur des populations autochtones, conformément aux nécessités et priorités identifiées par les organisations autochtones. Nous demandons également que soient diffusés et mis en œuvre sans délais les politiques et protocoles élaborés avec les autorités coutumières, et que soient renforcées les initiatives locales et communautaires visant à limiter l’impact de cette crise sur la population amazonienne.

Il s’agit d’un cri d’alerte, mais également d’espoir. Parce que nous voulons unir les forces des citoyens, des organisations de la société civile, autochtones, locales, nationales et internationalespour vaincre cette bataille inédite, qui menace la vie des habitants de l’Amazonie, de notre famille. Nous espérons que notre voix sera entendue, au gré de différents canaux et espaces de communication, et qu’elle entraînera des actions immédiates en faveur des communautés autochtones. Nous sommes convaincus qu’ensemble nous pourrons surmonter cette crise et
limiter ses conséquences néfastes.

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Photo: Ángela López-Urrego

Association Tejiendo Amazonas – TEJAMA

Avec le soutien de :

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Version française par Alice Beriot

 

1 Le terme espagnol de « maloquero » désigne les chefs coutumiers responsables de la construction d’une « maloca », maison communautaire amazonienne. Le maloquero est également chargé de la réalisation d’un certain nombre de rituels tout au long de l’année et du bien-être de la communauté placée sous sa protection spirituelle.

2 Les « cabildos » sont des entités territoriales autochtones disposant d’une certaine autonomie juridique, dont l’appellation remonte à l’époque de la colonisation espagnole.

3 Dans la cosmogonie autochtone amazonienne, les maladies sont incarnées par un esprit. Celui-ci doit être apaisé et affaibli, de manière à ce qu’il n’affecte plus la santé des humains (explication fournie par William Yukuna).

4 Direction nationale des statistiques de Colombie

5 Asociación de Autoridades Tradicionales Indígenas (Association d’Autorités Traditionnelles Autochtones)

6 Un « mambeadero » désigne dans certaines ethnies un rituel nocturne, espace de dialogue entre les chefs coutumiers et autres acteurs d’une communauté amazonienne. Il est caractéristique des peuples consommant feuille de coca en poudre et ámbil (pâte de
tabac) à des fins méditatives et spirituelles.

7 Pâte de tabac

8 Boisson traditionnelle de certaines ethnies amazoniennes, à base d’amidon de manioc et de fruits

9 Terme généralement traduit par « réserve » en français. Entité juridique et sociopolitique composée d'une ou plusieurs communautés autochtones, qui bénéficient d'un titre de propriété collective offrant les mêmes garanties qu'un titre de propriété privée.